Tordu

 

 

De l'herbe verte

 

    Bienvenue au Golf de l’Arbre, annonçait le panonceau suspendu à l’arche de l’entrée par deux chaînettes, entre le parking et le club-house. C’était écrit en belles lettres gracieuses, quoique légèrement pompeuses, agrémentées d’un dessin représentant un golfeur à l’ancienne mode (casquette à pompon, polo blanc, pantalon bouffant à carreaux et chaussures trop brillantes) en plein swing. Ce matin-là, le panonceau se balançait en grinçant à cause d’une petite brise soufflant du nord / nord-est. Le vent était la hantise des golfeurs, mais, aujourd’hui au moins, ils n’auraient pas à en faire les frais : le golf était fermé. C’était son seul et unique jour de fermeture annuelle – le jeudi 16 août, jour de la saint Roch, saint patron des animaux et des végétaux.
   Monsieur Slamski se gara sur sa place réservée à huit heures précises. Il descendit de voiture et condamna les portières. Le soleil brillait, il n’y avait aucun nuage, des oiseaux gazouillaient depuis les branches toutes proches d’un if, et – signe d’une très bonne journée ! – l’air sentait la tourbe.
    La tourbe, pensa Monsieur Slamski. Comme à chaque fois.
    Souriant, il marcha vers le club-house en faisant tournoyer son porte-clés (il avait glissé son index dans l’anneau et faisait faire des tours aux clés et au pendentif en forme de bonzaï autour de son doigt). Il passa sous le panonceau et l’entendit gémir. Il s’arrêta et leva les yeux.
    Aujourd’hui, c’était le jour du Grand Renouveau. Monsieur Slamski avait donné ce nom emphatique à la journée ennuyeuse consacrée à l’entretien du golf. Il étudia la chose grinçante, nota dans un coin de sa tête – Les chaînettes grincent, huiler les chaînettes, et cette corvée vint s’ajouter à la liste déjà longue des autres corvées (brossage, récurage, lustrage, et maintenant huilage). Puis il reprit sa route et, agitant toujours son porte-clés, arriva après quelques enjambées nonchalantes au chalet de bois qui servait de salle de repos, de bar et d’accueil, devant lequel s’étirait une terrasse fleurie.
    Il déverrouilla et inspira avec une énergie telle qu’on aurait pu croire à un gamin s’imprégnant du fumet sucré et envoûtant d’une tarte aux abricots encore chaude.
    La tourbe !
    Dieu qu’il pouvait aimer cette odeur !
   Cette odeur de terre fraîchement retournée, vivante, prête à se renouveler. Une terre qui lui promettait fertilité, luxuriance et profusion. Une terre riche en tout ce qu’il fallait pour que l’herbe soit verte, verte. Bien verte.
    (Il rit.)
    Riche en tout  ? Vraiment ?
    (Il rit.)  
    Non… Riche en presque tout.
    Monsieur Slamski regarda en direction de l’extrémité nord du parcours, hocha la tête, et lança :
    « Eh oui ! Ça sent la tourbe au Golf de l’Arbre le jour du Grand Renouveau ! »
  Il trouva que cette phrase avait une sacrée allure – et que si quelqu’un l’avait entendu, il l’aurait certainement cru fou.
    Mais il était encore seul.
    Et il éclata de rire en refermant derrière lui.

    [...]


   

Mon gros rat

 

    L’après-midi était terminée et une belle nuit rondouillarde se préparait à entrer en scène. Entrer par la grande porte. L’éternel rituel déglingué pour déglingués. Une nouvelle nuit. Peut-être meilleure que la précédente. Peut-être pire. Mais ça n’avait aucune importance – puisqu’Eulalie n’était pas là. Il n’y avait rien à la télé. Rien à voir en ville. Rien à faire nulle part. Julien essaya bien un petit Fante, mais il ne parvint pas à tenir plus de quinze minutes. Même les meilleures choses finissaient par l’ennuyer. Même Fante finissait par l’ennuyer. Ça ne l’inquiétait pas plus que ça. Il s’y était fait. Être rasé par tout. Ratatiné par tout. Regarder le monde et se sentir peu à peu mis à distance. Il s’y était fait. Mais, bah…, Eulalie finirait bien par revenir et les choses retrouveraient naturellement leur place.


    [...]

Tu étais en tort

 

    Cela faisait dix ans que je n’avais pas revu Louis. Louis était mon ami d’enfance, presque mon double parfait. Celui avec qui j’avais fait les quatre-cents coups de mes cinq à dix-huit ans. On avait des anecdotes communes longues comme deux paires de bras, au bas mot. En une décennie j’avais bien reçu de nombreuses cartes postales, des monceaux d’e-mails, mais, depuis fin 1996, je ne l’avais plus physiquement vu. Avec l’âge, nos aspirations étaient devenues différentes et nous avions troqué nos routes parallèles d’adolescents pour des voies quasi perpendiculaires d’adultes. Moi, le casanier en pantoufles fourrées et confortables. Lui, le nomade dont les chaussures devaient avoir comme principales qualités robustesse et résistance aux intempéries – et pas nécessairement, voire philosophiquement carrément pas, ce côté laine douce et moelleuse qui me convenait à merveille. Je sais qu’il avait vadrouillé dans toute l’Europe tandis que je m’escrimais à gravir les échelons huileux du service financier de La Poste. Une année, il était employé du mois d’un fast-food de Londres, l’année suivante c’est de Rome qu’il m’expédiait ses vœux (il travaillait là-bas comme professeur de Français à domicile, si je me souviens bien), puis il se retrouva en Espagne à vendre du jambon et des climatiseurs (l’alliance des deux me stupéfia un peu) sur des marchés. Aux dernières nouvelles, il s’était installé vers Perpignan où il était négociant en vins.
   Le téléphone sonna samedi midi. Ce fut ma femme, Alice, qui décrocha. Quelques mots dans le combiné plus tard et elle me hélait de sa façon amoureuse et limpide :
   « Cra-bou-net ! C’est pour toi. C’est Louis. »
   J’écrasai ma cigarette sur le rebord en aluminium de la rambarde de notre petit balcon et plantai le mégot dans la jardinière de géraniums (qui devenait jour après jour plus une jardinière de mégots qu’autre chose) :
   « Louis ? »
   « Oui… Louis… »   
   Je rentrai dans l’appartement et fermai la baie vitrée derrière moi :   
   « Louis ? », demandai-je une fois encore. « Mon Louis ? »
   Elle hocha la tête. J’attrapai l’appareil, me le collai à l’oreille. C’était bien Louis, je reconnus d’emblée sa voix et sa perspicacité légendaire :
   « Allô ? », fis-je.
   « Crabounet ?!? Ouarf ouarf ouarf !!! », répondit Louis.
  C’est de cette façon que je mis le doigt dans l’engrenage qui, roue dentée après roue dentée, allait m’avaler tout entier et me faire vivre la soirée la plus impénétrable (j’aurais pu dire dingue, fêlée ou encore hallucinante, mais impénétrable me semble parfait) de ma vie.
   Merci qui ?


    [...]

Faux départ

 

    J’avais quatorze ans, ma voisine en avait dix-neuf et son père bricolait tout un tas de voitures qu’il laissait garées le long du trottoir devant chez nous et devant chez les autres voisins. Bien souvent quelqu’un signalait une de ces voitures comme épave (quand elle restait sans roues durant quatre voire six mois, ou sans moteur, ou sans portes) et la dépanneuse venait l’enlever illico presto – direction je ne sais où. Il était connu pour ça et le jeu des dépanneuses était aussi courant que le passage du facteur.
  Ma voisine s’appelait Pauline. Dévergondée comme pas possible. Je la matais très régulièrement ; peut-être trop, même. Et, par une énigmatique soirée d’été, nous nous sommes retrouvés, elle et moi, dans un recoin touffu de son jardin (pour une raison elle aussi provisoirement très énigmatique…)
    Nous étions assis sur l’herbe, derrière la cabane à outils, cachés par des plants de tomates, quelques roues et un pare-choc. Elle fumait et je la regardais fumer en me demandant bien pourquoi, d’un coup, elle semblait s’intéresser à moi – le moucheron d’à côté.
    Pourquoi diable ?, me demandais-je. Pourquoi diable m’avoir demandé de la suivre là ?…
   Nous sommes restés un moment à bavarder gentiment de ci et de ça, à regarder ce qu’il y avait à regarder – c’est-à-dire pas grand-chose – et la nuit est tombée. Pauline s’est levée. Le projecteur accroché à la cabane à outils s’est allumé et a bombardé notre parcelle. C’était un projecteur puissant qui crachait une espèce de lumière blanche. Dans les beaucoup de watts, j’aurais dit. J’ai attendu et l’ai vue revenir : un bidule cylindrique déformait son chemisier en coton. Elle s’est installée et a extrait ce qui bombait le tissu : une bouteille de vodka. Elle l’a posée entre nous et m’a demandé :
    « Tu aimes ça ? »
    « J’en sais rien… », j’ai répondu.
    « T’as jamais goûté ? »
    « Non… »
    « T’as déjà fumé une cigarette, quand même ? »
    « Non plus… »
    Ça a eu l’air de lui faire très plaisir et elle a ajouté :
    « Hé ben… Kekchose me dit que t’as plein de choses à découvrir, toi… »
   Et, sans prévenir, elle m’a donné la raison (plutôt limpide) de ma présence sur ce lopin verdoyant aux faux airs de décharge de ferrailleur.


    [...]

 

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