Le voyage du père - Nouvelle Inédite
Là où nous sommes, ils ne nous trouveront pas. Et puis, nous ne resterons pas longtemps. Ils ne penseront jamais à venir nous chercher ici. Mais si l’un d’eux s’approche trop, je n’hésiterai pas : je le descendrai. Et tant que j’aurais plus d’une balle, je tirerai. Après, la dernière elle sera pour moi – si nous sommes encore là. Mais j’espère que ça n’arrivera pas – parce que bientôt on sera loin et on sera de nouveau une vraie famille. Je dois juste garder les yeux ouverts le temps d’atteindre soixante… Un… Deux… Trois… Quatre…
*
Ça faisait bizarre parce que quand je fixais la pluie sans fermer les paupières pendant trente secondes, les gouttes semblaient soudain flotter en équilibre. Puis, passé la minute, au moment où les yeux commençaient à me faire mal, certaines donnaient l’impression de remonter vers le ciel. Il pleuvait, mais dans le mauvais sens. C’était bizarre, amusant et c’était exactement ce que je cherchais. J’ai longtemps joué à ce jeu – pour être bien certain que ça fonctionnait à chaque fois. Pendant que maman faisait manger Aurélie, ma petite sœur. Pendant qu’Aurélie faisait sa sieste. Pendant qu’elle s’amusait avec ses poupées. Et ça marchait à tous les coups. Je me suis alors dit qu’il ne nous manquait plus grand-chose – et le soleil est revenu en milieu d’après-midi. J’ai tendu l’oreille. Je l’ai entendu aux craquements de l’écorce des bouleaux plantés devant les fenêtres. Les arbres craquaient et la terre pétillait. L’herbe, elle, elle se redressait en couinant. Et, moi, j’écoutais. Et, tout d’un coup, je l’ai entendu, le soleil, qui creusait un tunnel dans les nuages au-dessus de ma tête. Oui ! Un tunnel dans les nuages ! J’ai couru dehors. J’ai levé le nez et je l’ai vu, le tunnel. Mon père m’avait dit la vérité… J’ai regardé le jardin. Les massifs de rosiers brillaient sous la trouée de lumière aiguë. J’ai fermé les yeux, je me suis concentré et j’ai respiré à fond. L’odeur était sucrée, épaisse et douce. Exactement celle que j’espérais. Celle qui me murmurait que tout était prêt – qu’après toutes ces années, j’avais enfin découvert comment m’y prendre. J’ai rouvert les yeux. Les gouttelettes d’eau, j’ai imaginé que ça leur faisait des boucles d’oreilles – aux roses. Et puis comme souvent j’ai trouvé cette idée stupide.
Quand la nuit est tombée et que maman est partie en me disant – Surveille ta sœur, je n’en ai pas pour longtemps, j’ai observé la voiture de papa. Elle était belle même si maintenant c’est rien qu’une épave. La tôle s’est juste endormie dans l’herbe, je me suis dit. Juste endormie. Elle attend le bon moment pour se réveiller et repartir. C’est tout. En la regardant, j’ai revu ses doigts trapus et ses tempes grisonnantes – j’aimais mon père plus que je n’ai jamais aimé qui que ce soit au monde. Sa voiture n’a pas bougé depuis qu’il est mort.
Mon père adorait conduire. Lorsqu’il me ramenait de l’école le mercredi midi, il filait sur la départementale en fumant ses cigares. Le parfum était fruité, presque sucré – il piquait le nez au début, mais après ça allait mieux. Du coup, je me suis demandé des tas de fois comment ça se faisait que ma mère, elle, elle sente si souvent le tabac amer. Il appuyait à fond sur l’accélérateur et ses grandes mains s’enroulaient autour du volant comme des lianes – ou comme les tentacules d’une pieuvre. Les aiguilles des cadrans, celui des kilomètres-heure et celui des tours-minute, grimpaient en flèche et le paysage s’évaporait à cause de la vitesse. Et il me parlait comme seul l’amour permet à un père de parler à son fils. Il me parlait et, moi, je l’écoutais.
« Je peux t’emmener où tu veux, tu sais. »
« C’est vrai ? »
« Oui. Même au-delà des nuages. Je n’ai qu’à trouver la route. Mais, peut-être que tu le sais, toi, où elle est… »
« De quoi ? La route vers au-delà des nuages ? »
Il hochait la tête.
« Non… J’en sais rien… », je répondais.
Il se mettait à rire :
« Quand tu l’auras trouvée, tu me le diras et je t’y conduirais. D’accord ? »
« D’accord. »
C’était mon père. Et pourtant, je me souviens peu de lui. Mais c’est comme ça, la vie : le temps passe et on laisse filer les détails importants. Comme, par exemple, la fragrance qu’avait l’été de ses huit ans ou la moiteur laiteuse de son lit au mois de novembre ou la douceur de ses pas dans un sable sec et chaud, le goût des petites peaux arrachées à son index d’un seul coup de dent. On laisse filer tout ça parce que ça n’a aucune importance sur le moment. Et puis un jour, on se retrouve devant une voiture abandonnée. Une voiture que personne n’a utilisée depuis des lustres. Elle est entourée d’herbes et de ronces qui vous arrivent à mi-cuisses. On regarde la carrosserie vieillie par les saisons, les vitres salles, les pneus à plat. Les balais des essuie-glaces qui pendouillent comme les membres morts d’une créature fantastique. Et on écoute. Et tout ça murmure qu’on a oublié les détails importants de la vie. Et qu’on n’y peut plus rien. Et le murmure, ce jour-là, me disait qu’il ne me restait quasiment rien de mon père et que le peu qu’il en restait n’allait pas tarder à être définitivement effacé.
J’ai préparé les bagages. Je ne savais pas trop quoi emporter avec moi. J’ai décidé de faire simple : des chaussettes, des slips et une paire de chaussures. Pour ma mère, j’ai pris deux robes et un chapeau. Pour Aurélie, j’ai choisi sa poupée préférée et une salopette. J’ai tout mis dans une valise. J’ai rangé la valise.
Lorsque ma mère est rentrée une demi-heure plus tard, Aurélie dormait et comme les murs ne sont pas épais j’entendais sa respiration. Ma sœur respirait fort et rêvait fort. C’est normal quand on part en voyage, j’ai pensé. L’excitation accélère le métabolisme. Ma mère s’est fait déposer, mais elle n’a pas fait entrer Henri. Henri ne s’est pas garé à côté de la voiture morte de papa. Henri n’a pas tenu ma mère par la main. Il ne l’a pas embrassée une dernière fois sur le paillasson en lui caressant les cheveux. Il n’a pas appelé ma sœur « Puce ». Il ne m’a pas tapoté la tête avant de se mettre à boire son café, installé sur le canapé. Je n’ai pas vu son chapeau accroché au porte-manteau ni ses pieds glissés sous la table basse. Il a simplement déposé ma mère et est reparti. C’est tout. J’avais éteint toutes les lampes parce que l’obscurité me plaisait. J’y trouvais de l’assurance et un peu de force. La porte s’est ouverte et ma mère est entrée. La lumière du couloir a rayonné jusqu’au salon, mais je n’ai pas quitté la fenêtre des yeux – je n’ai pas arrêté de fixer la voiture pourrie plantée au milieu des ronces. Je n’ai pas cessé de regarder la carrosserie rouillée, les vitres crasseuses, les balais des essuie-glaces et la malle du coffre. Je n’ai pas voulu voir ma mère pénétrer dans la pénombre grise du salon. Et puis, comme je m’en doutais ça ne m’a pas surpris, elle était imprégnée de l’odeur des cigarettes d’Henri. Je le sentais comme pieds nus on sent un vent froid glissant au ras du sol. J’ai senti ma mère arriver. Et lorsque sa main s’est posée sur mon épaule, j’ai su que même l’obscurité rassurante ne pourrait plus rien pour nous.
Papa avait un fusil. Un Lebel modèle 1886. Il pouvait contenir dix cartouches – dont huit dans le fût sous le canon. C’est mon grand-père qui le lui avait donné. Mon père m’a raconté plein de choses au sujet du Lebel. D’après lui, l’armée française l’avait adopté en 1887 et il portait ce nom en hommage au colonel Nicolas Lebel. Ç’avait été le premier fusil à remplacer la poudre noire par de la poudre sans fumée à base de nitrocellulose.
« Quand tu auras l’âge, je te le donnerais comme mon père à moi me l’a donné. »
« C’est vrai ? »
« Oui. »
Et j’avais posé la question :
« À quoi ça sert, un fusil ? »
« À rien… », avait répondu mon père, dans un haussement d’épaules.
En réalité, ce fusil servait bien à quelque chose : avec, on tirait sur des cibles. Maman n’était pas d’accord (en fait, elle détestait ça), mais mon père m’a quand même appris à l’utiliser. Au fond du jardin. Je suis vite devenu un bon tireur. Je dégomme une allumette à plus de quinze mètres – et je réussis mon coup neuf fois sur dix. Ma mère ne s’est pas privée de lui faire entendre son avis sur tous les tons un enfant de cet âge ne doit pas tenir une arme !, mais papa et moi on a continué à beaucoup s’amuser. On ne faisait rien de mal. Je n’étais plus un moutard. Oui. Papa m’aimait. Tout comme il aimait Aurélie à qui il avait donné le surnom de Puce le jour où pour la première fois il l’avait vue dans son couffin – à la maternité. Puce, ça lui allait si bien. Papa aimait aussi les rosiers qu’il entretenait tous les week-ends et ses cigares qu’il rangeait dans une petite cave en bois toujours à la même température frisquette. Il aimait les jours de pluie : « Les averses sont magiques, fiston », il me disait. « Elles exaucent les souhaits. Si tu regardes la pluie attentivement, tu y trouveras certainement ce que tu cherches… » Et le retour du soleil : « …et quand le soleil revient, il faut tendre l’oreille et tu peux entendre les rayons creuser dans les nuages… » Mon père aimait tout ce qu’il avait sous les yeux – les gens, les choses, les animaux. C’est lui qui m’a appris à marcher, qui m’a offert mon premier ballon. Il me rassurait les nuits où je faisais des cauchemars et riait aux éclats devant mes jeux étranges de gamin trop plein d’imagination. Il trempait dans la vie et adorait boire la tasse. Mais un jour, j’ai découvert que mon père savait pleurer – quand il se passait quelque chose. En fait : quand ils s’engueulaient. De façon assez ironique, on peut dire que ma mère savait tirer les bonnes balles. Celles qui ne manquent jamais leur cible et touchent d’elles-mêmes au plus profond de la chair. Et elle tirait. Tirait. Tirait. Et mon père souffrait. Mais il ne ripostait jamais : il pleurait pour garder le silence, pour ne rien dire qui puisse blesser sa femme. Ma mère. Il savait ce que cela voulait dire – garder le silence. Sauf qu’il savait aussi dire Je t’aime. Ma mère ne savait pas : mon père si. Et ses Je t’aime résonnaient merveilleusement bien. En avril, il est parti en voyage pour ses affaires. Il ne m’a plus jamais tenu entre ses bras. Maman, elle, elle sentait de plus en plus le tabac aigre et froid.
Maman a toujours sa main sur mon épaule. Je lui tourne le dos. Je ne peux pas la regarder. Je n’en ai ni l’envie ni la force. Par la baie vitrée, je fixe le monde de dehors – la voiture de papa, la carrosserie, les vitres et la malle du coffre qui brillent sous la pleine lune. Elle m’avait dit – Pourquoi tu es dans le noir ? et j’avais répondu – Parce que je sais. Et c’était vrai : Je savais. Elle m’avait alors serré un peu plus. Sans rien ajouter. J’avais eu l’impression qu’elle aussi regardait par la fenêtre. Y voyait-elle les mêmes choses que moi ? Non, je ne pense pas. Sinon elle serait partie en courant. On est encore restés un moment comme ça et maman m’a lâché. Elle a dit : « Je… » Mais, là, elle n’a plus sa voix assurée des querelles d’antan – j’imagine qu’elle doit s’en douter un peu. N’est-il pas exact que les femmes ont un sixième sens ? Et ce n’est plus cette voix qui cisaillait le cœur de mon père – cette voix en forme de balle qui lui crevait la carcasse. C’est simplement une voix vide. Et puis, tout doucement, elle s’est mise à pleurer. Je me suis cristallisé. Alors, comme ça, toi aussi tu sais pleurer ?!? Quand je pense qu’une de tes larmes aurait pu sauver mon père ! J’ai alors senti des choses dégringoler en moi – comme du mobilier fragile dans une maisonnette secouée par un tremblement de terre. Et j’ai eu honte. J’ai sincèrement honte de toi, maman… Mais c’est trop tard… Elle n’a rien ajouté à son Je. Elle est partie et je me suis retrouvé seul. Après quelques secondes, je l’ai entendue sangloter à travers le mur de la chambre d’Aurélie. Trop tard, maman… La valise est prête…
Papa est mort d’un arrêt du cœur à une dizaine de kilomètres de la maison. Presque chez lui, en fait. Une demi-heure après m’avoir quitté. Avant son départ, lui et maman s’étaient encore disputés. Ça avait commencé à cause du fusil, justement, et du fait qu’un enfant de cet âge ne doit pas tenir une arme ! Ça s’était prolongé sur le terrain du non-amour. Ce jour-là, papa a été mitraillé. Comme toujours, il n’a pas riposté. Mais il n’a pas non plus pleuré. Ses yeux étaient seulement pleins de tristesse quand il m’a dit au revoir. Il a pris le bus pour aller à la gare. Maman ne sachant pas conduire, elle ne pouvait pas l’y accompagner. Papa est monté dans le véhicule bondé et c’est à côté de la place 33 que son cœur a lâché. Je n’ai pas pu le voir mort. Je voulais toujours me souvenir de lui assis au volant de sa voiture. Avec ses mains tentaculaires, ses tempes grises et ses yeux grands ouverts prêts à avaler la départementale et le monde. D’accord pour m’emmener là où je le désirais.
*
Hier soir, maman voulait m’annoncer que nous déménagerions la semaine prochaine. Je le savais. Il ne me reste quasiment rien de mon père – et le peu qu’il en restait n’allait pas tarder à être définitivement effacé. Nous déménagerions pour aller vivre avec Henri, l’homme qui doit prendre la place de papa. L’homme qui s’est déjà accaparé le surnom de ma petite sœur. Puce. L’homme qui était dissimulé derrière pas mal des gueulantes entre mes parents. J’ai compris d’où venait l’odeur de tabac rance que dégageait ma mère il n’y a pas si longtemps. J’imagine que papa, lui, l’avait compris depuis le début. Tout ce qu’elle aurait pu dire, je le savais : ça flottait dans l’air. C’était tellement con que ça flottait dans l’air.
Comme je vous l’ai dit, je dégomme une allumette à quinze mètres neuf fois sur dix. Papa ne m’aurait certainement pas approuvé – mais je n’ai jamais eu son aptitude à la bonté. Moi, mon truc, c’est avoir des idées stupides.
Les gendarmes sont arrivés trois minutes après le second coup de feu – à sept heures et demie du matin. À cause des voisins, je crois bien. J’avais à peine eu le temps de mettre la valise dans le coffre, d’installer maman à l’avant, sur le siège du passager, et de sangler Aurélie sur la banquette arrière. D’où ils sont, s’ils regardent dans notre direction, ils ne verront qu’une épave rouillée entourée d’herbes et de ronces. Je croise les doigts pour qu’aucun d’eux n’ait envie de venir fouiner ici. Parce que je n’hésiterai pas : je le descendrai. Et tant que j’aurais plus d’une balle, je tirerai. Après, la dernière elle sera pour moi – si nous sommes encore là. Oui… j’espère que ça n’arrivera pas – parce que bientôt on sera loin et on sera de nouveau une vraie famille. Je dois juste garder les yeux ouverts assez longtemps… Un… Deux… Trois… Quatre… Je sais que, là, mon père, même si je ne le vois pas encore, il est assis au volant et que quand j’aurais dépassé la minute on décollera comme les gouttes de pluie. Il avait raison : « Les averses sont magiques, fiston. Elles exaucent les souhaits. Si tu regardes la pluie attentivement, tu y trouveras certainement ce que tu cherches… » Papa, il apparaitra peu à peu. Il nous y conduira. Il fumera ses cigares fruités et presque sucrés. Il appuiera à fond sur l’accélérateur et ses grandes mains s’enrouleront autour du volant comme des lianes – ou comme les tentacules d’une pieuvre. Les aiguilles des cadrans, celui des kilomètres-heure et celui des tours-minute, grimperont en flèche et le paysage s’évapora à cause de la vitesse.
« Je peux t’emmener où tu veux, tu sais. »
« C’est vrai ? »
« Oui. Même au-delà des nuages. Je n’ai qu’à trouver la route. Mais peut-être que tu le sais, toi, où elle est… »
« De quoi ? La route vers au-delà des nuages ? »
Il hochera la tête.
« Oui… Je le sais… », je répondrai. « Je la connais… »
Pace que j’ai fait comme il me l’a dit : « …et quand le soleil revient, il faut tendre l’oreille et tu peux entendre les rayons creuser dans les nuages… »
Je la lui montrerai. Cinq… Six… Sept… Huit… On remontera alors vers le ciel et une fois là-haut on aura plus qu’à emprunter le tunnel creusé dans les nuages par le soleil. Je n’aurais qu’à garder les paupières bien écartées, sans cligner pour ne pas retomber. La voiture grimpera. Grimpera. Grimpera. Papa me parlera comme seul l’amour permet à un père de parler à son fils. Il me parlera et, moi, je l’écouterai… jusqu’à ce qu’on y soit arrivés. Là où on sera enfin une vraie famille. Et alors, je lui dirai, à mon père, qu’en plus de servir à abattre des cibles j’ai trouvé une nouvelle utilité à son fusil – ça devrait lui plaire. Il suffit que j’atteigne soixante sans cligner des yeux. Neuf… Dix… Onze… Douze… Treize…